Puisque la violence conjugale survient dans le cadre d’une relation intime et qu’elle se manifeste de diverses manières, et ce, de façon cyclique, il est difficile d’en déterminer l’ampleur avec exactitude. Les limites associées aux sources de données et aux instruments de mesure (voir l’encadré « Sources et limites ») se traduisent par des portraits de la violence conjugale très variables. Par exemple, la notion de pouvoir et de contrôle, au centre de la définition de la violence conjugale privilégiée par le gouvernement du Québec, n’est pas prise en considération ni dans les données policières ni dans les enquêtes populationnelles [6]. En fait, plusieurs composantes qui sont considérées par les chercheurs dans le domaine comme des éléments caractérisant la violence conjugale ne sont pratiquement jamais mesurées pour en déterminer l’ampleur; c’est notamment le cas du harcèlement [5]. Aux États-Unis, les plus récents travaux des Centers for Disease Control and Prevention sur la surveillance de la problématique ont introduit la notion de harcèlement dans la définition de la violence entre partenaires intimes, et proposent des indicateurs pour mesurer cet aspect [64].
Une autre difficulté pour déterminer l’ampleur du phénomène est liée à la provenance des données, par exemple s’il s’agit de données administratives ou si elles proviennent plutôt d’une enquête populationnelle4. Ces différentes sources, quoique souvent complémentaires, mesurent parfois des réalités fort distinctes : enquêtes auprès de la population générale ou de groupes particuliers (ex. : parents d’enfants), infractions enregistrées par les services policiers, données colligées auprès de populations cliniques (ex. : femmes en maisons d’hébergement ou conjoints judiciarisés) ou d’organismes qui offrent des services aux femmes et aux enfants victimes (ex. : maisons d’hébergement, réseau de la santé et des services sociaux, système de justice). De ce fait, le portrait de la violence conjugale au Québec et au Canada, que l’on retrouve dans les statistiques diffusées par différents organismes, affiche parfois des différences quant aux caractéristiques de la violence conjugale (ex. : répartition des victimes de violence conjugale selon le sexe, nature des comportements). Les statistiques permettant de déterminer l’ampleur et les caractéristiques de la violence conjugale présentées dans ce chapitre doivent donc être analysées en tenant compte de ces considérations.
Sources et limites
Les différentes façons de définir et de mesurer la violence conjugale ont donné lieu à un débat autour de la symétrie de la violence conjugale entre les hommes et les femmes5 [5,67]. En se basant sur des données issues d’enquêtes réalisées auprès de jeunes adultes et de la population générale, les tenants de la théorie de la symétrie soutiennent que les femmes seraient aussi violentes que les hommes dans un contexte conjugal, remettant en question la perspective féministe [65]. Les opposants à cette théorie relèvent quant à eux les limites des instruments de mesure avec lesquelles les données d’enquêtes sont obtenues, et leur discordance avec le portrait du phénomène tiré des données policières ou des données provenant des services sociaux et médicaux [67].
Dans certaines études et plusieurs enquêtes populationnelles, dont l’Enquête sociale générale (ESG) sur la victimisation, la violence conjugale est définie et mesurée sur la base d’un ensemble d’actes violents entre partenaires dont la gravité varie. La plupart des instruments utilisés dans ces études considèrent uniquement les dimensions physique et sexuelle de la violence pour établir la prévalence, et s’attardent peu aux dynamiques de pouvoir et de contrôle. Les principales limites des instruments font en sorte qu’il est difficile de mesurer d’autres formes de violence conjugale, la directionnalité de la violence, les motivations sous-jacentes (contrôle coercitif, autodéfense, réciprocité, etc.) et le contexte dans lequel (ex. : niveau de contrôle) s’inscrit cette violence.
En ce qui a trait aux données issues des statistiques policières, elles ne représentent qu’une portion de la violence commise en contexte conjugal. Les enquêtes populationnelles révèlent qu’une faible part des incidents de violence conjugale est signalisée aux autorités policières. En 2009, seuls 20 % des Québécoises et des Québécois ayant été victimes de violence physique ou sexuelle de la part d’un conjoint ou d’un ex-conjoint ont déclaré avoir rapporté l’incident à la police [68]. Par ailleurs, certaines manifestations de violence conjugale ne correspondent pas à des infractions criminelles; c’est notamment le cas de la violence verbale (à l’exception des menaces de mort).
Au Québec, les statistiques colligées de façon cyclique qui permettent de dresser un portrait de l’ampleur, de l’évolution, des caractéristiques et des conséquences de la violence conjugale proviennent de deux sources principales : les données d’enquêtes populationnelles (victimisation autorapportée) et les infractions criminelles commises dans un contexte conjugal rapportées à la police (voir l’encadré « Sources et limites »).
La violence conjugale mesurée à l’échelle de la population dans l’ESG sur la victimisation
Au Québec, aucune enquête populationnelle réalisée régulièrement ne mesure la violence conjugale vécue par les femmes et les hommes adultes dans leurs relations conjugales ou intimes. Les seules données récoltées à un intervalle régulier sont celles tirées de l’ESG sur la victimisation que mène Statistique Canada. Les tailles d’échantillon pour le Québec limitent cependant l’analyse approfondie des données à l’échelle de la province [69]. Aussi, elles ne permettent pas de faire des estimations pour chacune des régions, ce qui limite l’étude des variations régionales de la violence conjugale. En 2014, on y apprend que 3,5 % des Québécois ont vécu de la violence conjugale6 (physique ou sexuelle) de la part d’un conjoint ou d’un ex-conjoint dans les cinq ans précédant l’enquête [70]. Tant au Québec qu’au Canada, les données de l’ESG 2014 présentent une prévalence de la violence conjugale similaire entre les hommes et les femmes [71]. Cependant, quand les items sont analysés de façon isolée, on distingue des différences. Par exemple, les femmes sont plus susceptibles de vivre les formes plus sévères de violence conjugale documentées dans l’enquête, soit avoir été agressée sexuellement, battue, étranglée, menacée avec une arme à feu ou un couteau (34 % des femmes contre 16 % des hommes à l’échelle canadienne7).
La criminalité commise en contexte conjugal
Au Québec, en 2014, 18 746 personnes ont été victimes de crimes contre la personne commis dans un contexte conjugal8 [9]. Ces crimes ont fait 14 716 victimes féminines (79 %) et 4 030 victimes masculines (21 %). Lorsqu’on analyse ces statistiques par type d’infraction, il se dégage que les femmes composent la totalité ou presque des victimes d’homicides (100 %), d’enlèvements (100 %), de séquestration (97,8 %) et d’agressions sexuelles (97,2 %). Les victimes âgées de 18 à 29 ans constituent le groupe d’âge chez qui le taux d’infractions commises dans un contexte conjugal est le plus élevé, et ce, particulièrement chez les femmes. Les auteurs présumés de violence conjugale étaient des hommes 8 fois sur 10 (80,5 %).
En ce qui a trait à la répartition régionale de la criminalité commise en contexte conjugal, on observe des variations considérables à travers les régions du Québec (figure 1). La Côte-Nord, l’Abitibi-Témiscamingue et l’Outaouais affichent les taux de violence conjugale les plus élevés, tandis que les taux les plus bas se trouvent en Chaudière-Appalaches, en Estrie, dans le Bas-Saint-Laurent et le Nord-du-Québec9 [9]. Outre le fait qu’il puisse y avoir des différences réelles dans la survenue de la violence conjugale, différentes raisons peuvent expliquer ces variations territoriales : les caractéristiques démographiques de la population (ex. : structure des âges), le taux de signalement des infractions à la police, les politiques, procédures et pratiques d’application des lois des services de police locaux, les facteurs socioéconomiques et les changements technologiques [72].
Figure 1 – Taux de criminalité commise en contexte de violence conjugale, par région et pour l’ensemble du Québec, 2014
Source : Ministère de la Sécurité publique. Données du Programme DUC 2.
Évolution de la violence conjugale au Québec et au Canada
Le taux de prévalence de la violence conjugale mesuré dans l’ESG a diminué de façon importante depuis 1999 (tableau 2). Au Québec, il est passé de 7,4 % à 3,5 %. Cette diminution s’observe également dans les homicides conjugaux (tableau 3). Les facteurs pouvant expliquer la tendance à la baisse des homicides conjugaux au Canada ont été explorés par Dawson et ses collaborateurs (2009). Les deux facteurs qui ressortent de leur analyse sont la diminution de l’écart dans les niveaux d’emploi entre les hommes et les femmes, et l’augmentation du niveau de scolarité des hommes [73]. L’hypothèse de l’effet bénéfique et préventif de la réduction des inégalités entre les sexes sur les homicides conjugaux se démontre donc empiriquement. Par contre, le taux d’infractions commises en contexte conjugal est en légère hausse (tableau 3). Cette augmentation des infractions signalées à la police pourrait être due notamment aux campagnes sociétales de sensibilisation visant à diminuer la tolérance sociale à l’égard de la violence conjugale et à faire ressortir son caractère criminel. Elle peut également s’expliquer par les efforts déployés pour améliorer la réponse policière dans les situations de violence conjugale (ex. : protocoles, formation, escouades dédiées).
En somme
- Malgré une prévalence de la violence conjugale autorapportée similaire entre les hommes et les femmes dans les enquêtes populationnelles sur la victimisation, ces statistiques démontrent que les femmes subissent davantage les formes les plus sévères de violence conjugale. Elles sont aussi les principales victimes d’infractions commises en contexte conjugal.
- Des variations selon le sexe, les groupes d’âge et les régions dans les taux de criminalité commise en contexte conjugal démontrent que la violence conjugale n’est pas répartie de façon uniforme au Québec, et ce, même si l’ensemble des régions et des groupes d’âge sont touchés.
- Depuis quelques années, on observe une évolution à la baisse de la violence conjugale autorapportée et des homicides conjugaux, mais une hausse du taux d’infractions contre la personne en contexte conjugal.
- Enquête populationnelle : collecte d’information qui consiste à documenter un phénomène auprès d’une population définie. L’analyse des données recueillies permet de faire des estimations pour l’ensemble de la population (inférence) lorsque les données sont recueillies à partir d’un échantillon représentatif de la population.
- Le débat de la symétrie de la violence dépasse largement le cadre de ce chapitre. Un lecteur qui voudrait approfondir davantage cette question peut, notamment, se référer aux articles suivants : [65–67].
- Bien que l’ESG documente la violence psychologique et l’exploitation financière, seules les dimensions physique ou sexuelle de la violence sont prises en compte dans le calcul de la prévalence rapportée ici et telle que publiée par Statistique Canada.
- Cette donnée est non disponible pour le Québec compte tenu du risque de divulgation en raison de petits nombres [71].
- Les infractions commises en contexte conjugal sont celles qui ont été signalées à la police et jugées fondées par les autorités policières.
- Les données pour la région Nord-du-Québec sont incomplètes en raison de l’absence de données provenant de certains corps de police autochtones [9].